Décentralisation : le rappel à l’ordre de la Cour des Comptes

La Cour des Comptes a encore frappé ! Elle vient de consacrer son rapport annuel d’activité (à consulter en fin d’article) à un bilan de la décentralisation en France, sous le titre : « La décentralisation 40 ans après ». Le moins qu’on puisse en dire, c’est que les magistrats financiers tirent de l’évolution récente des institutions locales des enseignements peu amènes.

Si la Cour reconnait que les différentes lois de décentralisation « se sont effectivement traduites par d’importants transferts de compétences et la consécration dans la Constitution des grands principes de la décentralisation », la Cour n’a pu que constater cependant que « notre pays reste encore marqué par une forte tradition centralisatrice ».

Or, soulignent les magistrats, « l’intervention persistante de l’État dans de nombreux domaines de l’action publique » s’est maintenue « en dépit de la réduction des moyens humains qu’il déploie dans les territoires ». La Cour constate en effet que « le choix fait par l’État de faire peser les réductions d’effectifs sur ses services déconcentrés plutôt que sur les administrations centrales des ministères a contribué au désarmement des services techniques et à l’affaiblissement du contrôle de légalité et du contrôle budgétaire ».

La Cour souligne en outre une forme d’incohérence entre les différentes réformes qui ont été menées : « Le processus législatif mené depuis 2010 au gré des opportunités et des circonstances a ainsi souffert d’hésitations, de renoncements et de retours en arrière qui ne permettent pas d’en discerner la cohérence d’ensemble. La mise en place des grandes régions a par exemple compromis l’objectif, retenu dans la loi NOTRe du 7 août 2015, d’une dévitalisation progressive du département, au profit des régions et des métropoles ». On ne saurait mieux dire.

Ce rapport est également l’occasion pour la Cour des Comptes de réaffirmer -comme elle le fait avec constance depuis des années- le questionnement que suscite chez elle le « très grand nombre de petites communes » dépourvues des moyens humains et techniques suffisants pour répondre aux attentes de leurs habitants.

Sans reprendre à son compte le terme de « mille-feuilles territorial », la Cour dénonce le « trop grand nombre de niveaux de gestion locale (qui) impose la mise en œuvre de mécanismes de coordination complexes, coûteux et souvent insuffisamment efficaces (…) et nuit à la lisibilité de cette organisation par nos concitoyens ».

Sur le strict plan budgétaire enfin, la Cour note que « l’évolution de la répartition des ressources des collectivités territoriales, marquée notamment par la suppression d’impôts locaux et leur remplacement par des parts d’impôts nationaux, a distendu le lien entre contributions aux charges publiques locales et services publics rendus aux usagers ». Elle souligne en outre qu’en 40 ans, le poids des dépenses locales dans le PIB est passé de 8 à 11% « sans qu’il soit possible de distinguer la part de cette progression qui a procédé des transferts de compétences entre l’État et les collectivités territoriales, celle qui a résulté des décisions prises par [les collectivités] pour améliorer les services rendus à la population (…) et celle qui s’explique par des choix d’organisation ou de gestion insuffisamment économes ».

La dernière phrase de ce rapport annuel sonne comme une terrible mise en garde adressée tant aux élus locaux eux-mêmes qu’aux dirigeants nationaux : « Ces constats dessinent un panorama d’ensemble insuffisamment propice à l’efficience de la gestion publique locale, à la responsabilisation des acteurs et à l’intelligibilité de la décentralisation. Cette situation n’est ni satisfaisante ni durable. Dans un contexte marqué par l’obligation d’assurer le redressement des comptes publics, auquel les collectivités territoriales et les groupements de communes doivent contribuer, et par la nécessité de rétablir un lien de proximité et de confiance entre le citoyen et le décideur, la tentation de l’immobilisme doit être surmontée ».

Autant dire que ce rapport, qui a déjà beaucoup fait réagir, sera sans doute au cœur des discussions que le chef de l’Etat compte engager avec les associations d’élus sur une nouvelle étape à construire de la décentralisation : en effet, la Cour ne manque pas de souligner dans son rapport que les finances publiques françaises sont parmi les plus dégradées en Europe, appelant de la part des pouvoirs publics une réaction.

L’AMF en réponse à ces observations a tenté de souligner que les magistrats financiers abordaient là la « redéfinition de la gouvernance des finances publiques et du modèle de financement des collectivités locales (qui) est cependant un choix de société dont il appartient aux élus, et non au pouvoir judicaire, d’en définir les contours et le contenu ».

Il n’est pas certain que ce rappel suffise à mettre hors-jeu les conclusions de la Cour dans les débats à venir.

Bernard LUSSET